L'humain des tombeaux, prédication donnée à L'Oratoire du Louvre (Paris)

Par Robert Philipoussi



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Prédication pour l’Oratoire du Louvre, le 1er juin 2025. Robert Philipoussi

L'humain des tombeaux. Un effort surhumain ?

Marc  5, 1 à 20

 

Qu'est-ce que nous savons ? Et comment le savons-nous ? Par la recherche biblique et historique nous savons que les évangiles sont des écrits finement élaborés, adaptés à leurs milieux de diffusion, pour la propagation de la bonne nouvelle.

Ce que l'on sait aussi mais qu'on oublie souvent, c'est que ces livres et ces récits étaient aussi des manuels de catéchèse.  Sur une trame générale, on trouve une succession de récits complets. Chacun d'entre eux, même lu à part, pouvait permettre d'exposer tout l'évangile, des principes jusqu'à l'accomplissement.

 

Ainsi l'extravagant récit que j'ai choisi pour ce matin. Un récit populaire, puisqu'on le retrouve, avec quelques variantes, dans les 3 évangiles synoptiques, à savoir Marc, Matthieu et Luc. Mais c'est la version de Marc qui est la plus la plus extravagante. Mais aussi la plus précise. Marc est par exemple le seul à mentionner le nombre effarant des cochons : 2000.

Je vais évidemment évoquer ces cochons dans cette prédication, mais ils ne seront pas mon thème principal.  Ils pourraient un jour le devenir. Il y a tellement de possibilités pour envisager ce récit. Ce sera pour une prochaine fois.

 

Quel serait l'écho de ce texte pour nos oreilles à nous et pour notre temps? Qu'est-ce que tout ça veut dire ? Qu'est-ce que cela nous pousse à vouloir dire?

Aujourd'hui,  la catéchèse ou la mise en résonance  de ce récit (c'est le sens grec du mot catéchèse, dans catéchumène vous pouvez encore entendre le mot écho), ne va se concentrer que sur la figure de l'humain qu'on trouve ici.

Nous allons procéder pas à pas, chaque étape apportant du sédiment aux autres. «  Soyez soigneusement attentifs  », si je peux me permettre de citer Augustin.

 

Voici cet homme. Il est nu, ce que l'on apprendra plus tard quand on va le retrouver, à la fin du texte,  vêtu.

Il vit dans les tombeaux. En grec, le mot tombeaux résonne avec la notion de souvenir. Est-ce un homme qui vit dans ses souvenirs? Ce serait une extrapolation poétique, mais comme rien n'est gratuit dans les textes des évangiles, on pourrait se demander  si cet homme-là, qui surgit devant Jésus ne serait pas quelqu'un

d' emprisonné et de torturé par ses souvenirs.

Peut-être qu'il faudrait aussi faire référence à un passage du prophète Esaïe, au chapitre 65, où un peuple honni par Dieu est décrit ainsi : ils habitent dans les tombeaux, passent la nuit dans des cachettes, ils mangent de la viande de porc. Une référence peut-être nécessaire pour faire une distinction: car si le prophète annonce la destruction de ce peuple, l'évangile présente la libération de quelqu'un pourtant dans la même situation.  C'est-à-dire que certes, cet homme vit dans ce qui est considéré comme impur, mais il n'a pas vocation à mourir, ou à rester le plus spectaculaire marginal de la Bible. Et là je fais une parenthèse si vous le permettez: en tant que personnage il restera à jamais ce parfait marginal! D'ailleurs, tous ces pauvres personnages restent souvent et uniquement connus par leur condition initiale: la femme hémorragique, la femme adultère, le paralytique, l'aveugle-né... comme si pour eux tout était toujours à recommencer, comme si pour nous, seul leur malheur était facile à retenir, en tous les cas plus que leur libération. Je ferme cette parenthèse.

 

L'on dit littéralement de cet homme qu'il est indomptable. C'est-à-dire que le narrateur le compare à un animal désespérément sauvage. Voici un homme, vivant, mais dans des tombeaux, donc un mort-vivant, voici un homme, pas vraiment humain. Nu, comme un nouveau né, mais aussi comme un avorton. Voici un homme, animal, vivant et mort à la fois mais qui a une caractéristique simple: il  souffre au point de s'auto-mutiler, de s'infliger à lui-même de la douleur, sans doute pour faire dériver la souffrance dont il est envahi.

 

Qu'est-ce qu'il a?  Ou qu'est-ce qui l'a ? Qu'est-ce qui le possède ? On parle d'esprit(s) impur(s). Personne aujourd'hui ne sait ce que c'est.  Si l'on se réfère à l'étymologie du mot grec correspondant, impur cela évoque ce qui ne brille pas, ce qui n'est pas clair.

 

Le nombre de ces esprits impurs varie. Cet esprit impur au début est un  et puis ils sont Légion. Quand cet homme parle, on ne sait pas si c'est lui qui parle, ou sa Légion qui parle(nt) d'une voix. On ne sait pas s'il a ces esprits en lui ou si c'est lui qui est dans ces esprits. On ne sait pas qui possède qui. On pourrait comparer à une famille. Vous avez une famille, mais vous y êtes inclus, donc dans un sens elle vous possède.  Cet humain a une famille ou appartient à une famille, mais elle est  particulièrement dysfonctionnelle.

 

Est-ce que Marc a eu envie de nous présenter l'humain que nous sommes ? Fait-il ici une provocation anthropologique ? Et pas uniquement un récit habituel de guérison pour montrer l’extraordinaire puissance de Jésus?

Si Marc a eu envie de nous présenter l'humanité,  alors ça va loin.

L'humain : indomptable, mi-humain mi- animal, possédé par des  pensées contradictoires, nu donc asocial, enclin à se faire souffrir soi-même, sans véritable conscience d'être vivant ou mort, et donc sans aucun respect pour la vie et pour la mort des uns et des autres et de la sienne. Dangereux, pour lui et pour les autres. Sans conscience non plus, dit le récit, de la nuit et du jour; c'est-à-dire qu'il erre sans cesse, sans repos aucun. Et, aussi, qui est peut-être emprisonné dans des souvenirs, cloisonné dans son histoire, ses histoires,  es mythes, dont il lui semble non seulement impossible mais aussi dangereux de sortir.

 

- Quel est ton nom, dit Jésus. Nous y sommes.

 

Cela rappelle le passage d'exode 3 où Moïse emploie une périphrase pour demander  quel est le Nom de celui qui parle au travers du buisson ardent.  Mais la voix qui parle ne répond pas vraiment quand elle dit «   Je suis celui qui suis  » (ou serai celui que je serai, ou deviendrai). La formule  restera à jamais mystérieuse. Puisqu'on le sait, dire son nom, ou déclarer son identité, c'est être identifié et être identifié c'est appartenir à un ensemble, voire être possédé. La divinité du buisson ardent n'a pas envie d'être possédée, apparemment. (Cela n'a néanmoins jamais  empêché quiconque de s'en prévaloir comme dépositaire exclusif).

La divinité du buisson n'a pas envie d'être possédée. Ni notre indomptable du jour, qui répond que son nom est multiple, comme une Légion – ce qui, s'il s'agit d'une référence subtile à une légion Romaine- assimilée au passage à des démons-  nous fait  6000 identités différentes, 6000 démons, 6000 voix qui parlent dans sa tête. Peut-être que chacun des esprits qui le possède dit  chacun la vérité. Mais que faire de 6000 vérités différentes qui ne se parleraient pas peut-être même pas entre elles? Je n'aime pas trop les métaphores, mais cela me fait penser à l'O.N.U.

Marc présente-il une pénible vision de l'humanité?   Une humanité qui grouille de perceptions différentes d'elle-même, ce qui fait qu'elle ne cesse d'errer, depuis la nuit des temps, dans son éclatement ?

 

La première chose que l'on comprend, c'est que si c'est le cas, cette humanité n'existe pas ou n'existe pas encore. En gros, elle n'est pas née. Ou elle est encore morte.  En langage chrétien, elle n'est pas encore ressuscitée car elle continue à vivre dans ses tombeaux.

 

Mais si Jésus demande son Nom, c'est pour identifier le mal dont elle souffre  sans cesse.

 

«   Ne me tourmente pas  » répond  cette chose. Cette chose qui parle. Cette chose qui a le don de la parole. donc  tout n'est peut-être pas perdu. Mais pour l'instant, elle est loin non seulement de parler d'une voix, mais de savoir qui parle quand elle parle.

 

«   Ne me tourmente pas  »

 

Cette humanité refuse d'être débarrassée de ce qui la détruit car elle ne veut pas être débarrassée de ce qu'elle croit qui la constitue. Elle n'a aucun autre horizon que ce dont elle est habituée. Certains auteurs du début du 20 e siècle ont évoqué «  la peur de la liberté  ». Cette thèse d'Erich Fromm a été beaucoup contestée, comme si tout le problème était un problème psychologique d'adhérence à ce qui nous fait souffrir, comme si le vrai problème de l'humain, c'était un syndrome de Stockholm universel. Mais sans la prétendre exclusive, cette hypothèse nous parle, en tous les cas nous parle au travers ce récit.

 

Cet humain enchevêtré ne veut pas être libéré.

 

Parmi tous les éléments catéchétiques de ce récit offert aux nouveaux adeptes, qui désiraient s'instruire, il y aurait donc cette vision anthropologique au travers de la présentation d'un brouillon de l'humanité, telle qu'elle est au présent, n'ayant pas conscience qu'elle est un brouillon, adhérent à n'importe quoi.

 

Mais il y aussi un avertissement. La libération ne se fera pas sans mal. Pour que cet humain trouve (et non pas retrouve) la raison, verset 15, il y a un sacrifice, que j’appellerai plutôt un effort à faire: faire se précipiter tous ces esprits impurs vers d'où ils proviennent, et dans la configuration mentale de l'époque, c'est dans la mer, qui était le réservoir de tous les maléfices.  C'est un peu, dans un autre contexte, rendre à César ce qui est à César.

 

Mais cet effort a d'abord été un choix. 2000 cochons, ce n'est pas rien (j'ai d'ailleurs un peu de peine à me les imaginer tous), et c'est un choix économique violent. C’est une très grande perte économique, pour le salut d'un seul. Ce récit suggère peut-être cela en effet. Mais si on garde l'idée que nous avons ici un humain générique, alors il est possible d'entendre un appel à nous débarrasser collectivement de ce qui fait qu'encore notre humanité persiste dans son pitoyable état. Avons-nous besoin d'un aussi grand nombre de cochons ? J'aurais aimé que cette phrase fût le titre annoncé de ma prédication.

 

On notera, à la fin de notre récit au verset 18, que ce n'est jamais gagné. En effet, celui qui a désormais une identité unique et propre, veut rester avec Jésus. Il veut monter dans sa barque. Il veut encore appartenir. Il est désormais libre mais visiblement encore prêt à se faire enchaîner.

 

Mais le Jésus des évangiles, s'il n'est pas quelqu'un qu'on enchaîne, n'est pas plus quelqu'un qui enchaîne. Alors, il le renvoie annoncer l'évangile là où il sera.

 

Voilà donc un récit catéchétique, pouvant évoquer une humanité qui n'a pas encore trouvé son nom, mais aussi un récit qui  affirme qu'il lui est  possible de sortir  de ses tombeaux. Non sans effort.




Vous pouvez retrouver la video de cette prédication sur la chaine Youtube de l'Oratoire du Louvre

 

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