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Les protestants des 13e et 5e arrondissements de Paris. Temple de Port Royal & Maison Fraternelle

"Où est le piège?"

Prédication du 25 octobre par Nicolas Bonnal



Xu Gu Chat et papillons
Xu Gu Chat et papillons

 Exode 22, 20-26

20 Tu n'exploiteras pas l'immigré, tu ne l'opprimeras pas : vous avez été des immigrés en Egypte.
21 Vous n'affligerez jamais la veuve ni l'orphelin.

22 Si tu les affliges et qu'ils crient vers moi, j'entendrai leurs cris ; 

23 je me mettrai en colère, et je vous tuerai par l'épée : vos femmes seront veuves, et vos enfants orphelins.

24 Si tu prêtes de l'argent à quelqu'un de mon peuple, au pauvre qui est chez toi, tu ne te comporteras pas à son égard comme un prêteur sur gages : tu n'exigeras pas de lui un intérêt.
25 Si tu prends en gage le manteau de ton prochain, tu le lui rendras avant le coucher du soleil ; 
26 car sa seule couverture, c'est le manteau qu'il a sur la peau : dans quoi coucherait-il ? S'il crie vers moi, je l'entendrai, car je suis clément.

 

Matthieu 22.34-40


34 Les pharisiens apprirent qu'il avait réduit au silence les sadducéens. Ils se rassemblèrent
35 et l'un d'eux, un spécialiste de la loi, lui posa cette question pour le mettre à l'épreuve : 

36 Maître, quel est le grand commandement de la loi ? 

37 Il lui répondit : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ton intelligence.

38 C'est là le grand commandement, le premier.

39 Un second cependant lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même.

40 De ces deux commandements dépendent toute la Loi et les Prophètes.

 

 

C’est un grand privilège, mais un sérieux défi, aussi, d’être invité à méditer ces paroles de Jésus, telles qu’elles nous sont rapportées dans l’évangile selon Mathieu. Ces paroles sont en effet si familières à nos oreilles, et à nos cœurs aussi. Ces paroles sont devenues liturgie, et elles sont si souvent répétées, dans les églises chrétiennes.

 

Nous ne nous posons guère de questions à leur égard : ces paroles n’expriment-elles pas l’évidence de ce que Dieu attend de nous, et qui doit devenir notre idéal de vie ? Nous les disons au moment où la liturgie veut que nous rappelions la volonté de Dieu à notre égard. Elles accompagnent souvent, aussi, l’exhortation qui précède la bénédiction, le moment où nous sommes renvoyés dans le quotidien de notre vie, pour que celui-ci soit tout entier orienté vers l’accomplissement de cette volonté de Dieu.

 

Comme le dit Jésus, elles semblent se suffire à elles-mêmes, comme une synthèse parfaite et définitive de ce à quoi nous sommes appelés.

 

Alors, qu’en dire, lorsqu’on les retrouve au détour de notre liste de lectures bibliques, et qu’elles deviennent soudain et momentanément l’évangile du jour ?

 

Plutôt que d’enfoncer des portes largement ouvertes ou de m’interroger avec vous sur notre capacité à aimer, il me semble plus utile de replacer ce texte biblique dans son contexte.

 

Un contexte qui est, contre toute attente, pour ces paroles qui nous semblent si consensuelles, totalement polémique.

 

Dans ce chapitre 22 de l’évangile selon Mathieu, les Juifs pieux, Pharisiens ou Sadducéens, cherchent à mettre Jésus en difficulté, à lui tendre un piège, à le percer à jour, selon la traduction qui semble la plus appropriée. Jésus déstabilise ces groupes sociaux et religieux dominants, les met en danger, et eux cherchent à se défendre. Pour cela, ils tentent de le décrédibiliser, en lui faisant tenir des propos qu’ils pourraient ensuite, quitte à les déformer si nécessaire, utiliser contre lui, pour l’accuser de s’inscrire en rupture avec les fondements de la foi juive, avec la Loi et les Prophètes.

 

C’est évident avec la première question, que lui posent les Pharisiens (versets 15 à 22) : faut-il payer l’impôt à l’empereur romain ? Terrain politique plus que délicat, car comment se situer entre collaborateurs et résistants ? Terrain théologique encore plus sensible, car quelle est la part du règne de Dieu et du règne des pouvoirs humains ?

 

Cela ne l’est pas avec la deuxième question, que lui posent les Sadducéens (versets 23 à 33), qui ne croient pas à la résurrection : quel sens peut avoir la loi de Moïse si on croit à la résurrection, au travers de cette malheureuse femme qui, conformément à la loi, restée veuve et sans enfant, épouse le frère de son défunt mari, qui meurt, qui a un frère, et ainsi de suite. Là aussi, c’est une question très adroite : la situation finale, à la résurrection des morts, de cette femme aux sept maris, est proprement scandaleuse (même si les mêmes Sadducéens n’étaient pas choqués que Jacob ou d’autres patriarches aient pu, en ce bas monde, cohabiter avec plusieurs femmes en même temps…) : remet-elle en question la loi qui y a conduit ?

 

De ces deux pièges, occasions de chute, qui lui sont présentées, Jésus se sort, et bien autrement que par des pirouettes : il laisse ses interlocuteurs sans voix, en refusant d’entrer dans leur logique et en élevant le débat pour ne pas s’enfermer dans les questions biaisées qui lui étaient posées.

 

Mais ici, où est le piège ?

 

Piège il y a, pourtant, nous affirme Mathieu. Cela pourrait n’être pas le cas : d’ailleurs, dans la version parallèle que donne l’évangile de Marc (12, 28-34), c’est un interlocuteur de bonne foi qui pose cette même question à Jésus, et qui est à proprement parler converti par la réponse qui lui est donnée, une réponse qu’il reformule et reprend à son compte, de sorte que Jésus conclut que cet homme qui l’a ainsi interrogé n’est pas loin du Royaume de Dieu.

 

Mais c’est pourtant bien un plan pour mettre Jésus en difficulté qui nous est raconté par l’évangile de Mathieu, plan mâtiné d’une certaine concurrence entre Pharisiens et Sadducéens. Ces derniers ont été ridiculisés avec leur question sur la résurrection ? Qu’à cela ne tienne, les Pharisiens tiennent conseil, et pensent tenir une meilleure idée pour faire tomber Jésus. L’un d’entre eux est chargé de la mettre en œuvre.

 

Piège il y a, donc, mais quel piège ?

 

C’est que pour les Juifs, la loi de Moïse est un ensemble indivisible, une totalité parfaite. Chacun de ses très nombreux commandements, 613, disent les spécialistes, a besoin des autres pour trouver son sens. Moïse lui-même le dit au peuple : la loi ne peut devenir promesse pour celui qui la respecte que s’il « veille à mettre en pratique tous ses commandements » (Deutéronome, 28, 1). Et Jésus lui-même ne dit pas autre chose, comme nous le rapporte aussi l’évangile de Mathieu (5, 17-20) : « N’allez pas croire que je suis venu pour abroger la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abroger, mais accomplir. Car je vous le dis en vérité, tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un seul trait de lettre, jusqu'à ce que tout soit arrivé. Celui donc qui supprimera l'un de ces plus petits commandements, et qui enseignera aux hommes à faire de même, sera appelé le plus petit dans le royaume des cieux ; mais celui qui les observera, et qui enseignera à les observer, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux.  Car, je vous le dis, si votre justice ne surpasse celle des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux. »

 

Sans examiner l’équilibre des 613 commandements, on peut illustrer ce propos avec les dix, ceux qui sont donnés à Moïse sur le mont Sinaï. Ces dix paroles se répartissent en deux ensembles, contenant chacun cinq paroles : les cinq premières (« Je suis le Seigneur ton Dieu qui t’ai fait sortir d’Egypte. Tu n’auras pas d’autres dieux. Tu ne te feras pas de représentations de Dieu. Tu n’invoqueras pas le nom de Dieu en vain. Tu respecteras le sabbat ») se rapportent toutes à Dieu ; les cinq suivantes (« Tu honoreras ton père et ta mère. Tu ne commettras pas de meurtre. Tu ne commettras pas d’adultère. Tu ne commettras pas de vol. Tu ne porteras pas de faux témoignage. Tu ne convoiteras pas ») se rapportent toutes à l’homme.

 

Ainsi, pour donner juste un exemple de l’unité profonde entre ces deux groupes, on peut dire que la convoitise doit avoir une fin, comme la semaine a une fin. Et que, si l’homme doit se reposer le septième jour, il ne peut éternellement convoiter ce qui n’est pas à lui.

 

Mettre un commandement au-dessus des autres, c’est courir le risque de déséquilibrer l’ensemble, de lui faire perdre cette cohérence qui lui donne son sens.

 

Pour prendre un exemple plus contemporain et plus national, c’est comme refuser de prendre en bloc la devise républicaine : la liberté sans l’égalité, c’est en germe le règne du plus fort ; l’égalité sans la liberté, c’est en germe le totalitarisme ; et la liberté et l’égalité sans la fraternité, c’est une pure tentative d’équilibre mécanique, qui perd tout sens pour les êtres humains qu’elle concerne.

 

C’est donc bien un vrai piège qui est tendu à Jésus.

 

Et si Jésus y échappe, c’est d’abord parce qu’il se refuse à ne citer qu’un seul commandement. Il en cite deux. Qu’il ne va pas, de surcroît, prendre dans le tout cohérent que sont les dix commandements.

 

Il emprunte le premier commandement au livre du Deutéronome (5, 5), juste après que Moïse révèle à nouveau, une seconde fois, le décalogue au peuple : « Ecoute Israël ! Le Seigneur notre Dieu est le Seigneur Un. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton être, de toute ta force. Les paroles des commandements que je te donne aujourd’hui seront présentes à ton cœur ; tu les répéteras à tes fils… ».

 

Et le second au livre du Lévitique (19, 18) : « N’aie aucune pensée de haine contre ton frère, mais n’hésite pas à réprimander ton compatriote pour ne pas te charger d’un péché à son égard ; ne te venge pas, et ne sois pas rancunier à l’égard des fils de son peuple : c’est ainsi que tu aimeras ton prochain comme toi-même. C’est moi le Seigneur ».

 

De la masse des commandements que contient la Thorah, dont la lecture du texte de l’Exode qui a été faite nous donne une idée, Jésus extrait ces deux passages. Ce ne sont pas les plus répétés. A peine trouve-t-on une paraphrase du premier dans le livre de Josué (22, 5), où elle passe, à vrai dire, un peu inaperçue au milieu des massacres répétitifs qui accompagnent la conquête de la terre promise, tels que les rapporte ce livre…

 

Et, tout à coup, tout devient tellement évident que ses interlocuteurs, tous savants et de mauvaise foi qu’ils soient, si prompts à juger ceux qui ne respectent pas chaque petit trait de lettre de la loi, sont réduits au silence.

 

Nous voici au terme de ce long détour, que j’ai choisi de faire avec vous, plutôt que de tenter de redire ce que tant d’autres ont tellement mieux dit, sur l’amour de Dieu et l’amour du prochain, qui est un seul et même amour, qui ne peut nous animer que s’il s’enracine au plus profond de nous-même, de notre être, de notre cœur, de notre force, et que s’il prend pour mesure l’amour que nous avons pour nous-même.

 

Ce que l’on peut en retenir, de ce détour, c’est le choix fait par Jésus de ne pas sélectionner un commandement, mais deux, qui ne peuvent être séparés l’un de l’autre. Quand, au nom d’un amour dévoyé pour Dieu, on en vient, comme l’actualité récente en offre l’exemple, à haïr son prochain au point de le tuer, c’est bien qu’on ne marche plus sur ces deux jambes qui doivent nous soutenir et nous guider.

 

Et quand on cherche à s’oublier soi-même, pour s’abimer dans l’amour de Dieu ou s’épuiser à aider les autres, c’est un peu comme quand on oublie, dans l’exemple républicain que j’ai pris tout à l’heure, la fraternité : en ne sachant pas s’aimer soi-même d’abord, on n’est en grande difficulté pour devenir véritablement le frère de ceux qu’on aime.

 

Alors, rendons aux Pharisiens ce qu’ils méritent : en posant leur question piège, ils nous ont offert cette réponse qui donne sens, unit et libère.

 

Cette réponse, elle nous ouvre tant d’autres questions : comment traduisons-nous cet amour en acte ? Pourquoi l’amour de Dieu nous paraît-il souvent si lointain ? Pourquoi, si souvent, notre amour pour nous-mêmes est-il plutôt un obstacle que la mesure de l’amour qui devrait nous porter vers notre prochain ?

 

Ce à quoi me conduit le chemin de traverse que je vous ai proposé, c’est à conclure que toutes ces questions, nous devons les poser, ne pas les éluder. Comme l’a fait la mauvaise foi des Pharisiens, que nos incompréhensions, nos révoltes, nos doutes puissent faire naître de nouvelles occasions de dialogue, avec nous-mêmes, entre nous, et avec Dieu.

 

 

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