Prédication "la confiance comme faille"



Marc 1.40-45

 

40Un lépreux vient à lui et, se mettant à genoux, il le supplie : Si tu le veux, tu peux me rendre pur. 41Emu, il tendit la main, le toucha et dit : Je le veux, sois pur. 42Aussitôt la lèpre le quitta ; il était pur. 43Jésus, s’emportant contre lui, le chassa aussitôt 44en disant : Garde-toi de rien dire à personne, mais va te montrer au prêtre, et présente pour ta purification ce que Moïse a prescrit ; ce sera pour eux un témoignage. 45Mais lui, une fois parti, se mit à proclamer la chose haut et fort et à répandre la Parole, de sorte que Jésus ne pouvait plus entrer ouvertement dans une ville. Il se tenait dehors, dans les lieux déserts, et on venait à lui de toutes parts.

 

PREDICATION.   Robert Philipoussi (15 02 15)

 

Marc c’est toujours des récits a priori simples, mais en fait condensés, alors, il faut réhydrater, déployer, pour ne pas rester avec la version on va dire lyophilisée. Ce sera notre première partie. Dans la seconde partie, avec ce matériau récolté, on va comprendre ce qui arrive à Jésus, les raisons de son attitude à la fois compassionnelle et enervée, et si notre observation va pouvoir devenir quelque chose de bénéfique pour chacun de nous, nous les humains, des humains qui ont des problèmes avec la compassion . En conclusion, on va voir ce que ça peut donner pour Notre Église.

 

Alors dans cette première partie, on va déployer. Ce n’est pas de la paraphrase même si vous aurez l’impression d’avoir déjà « entendu », c’est de l’exégèse pas à pas. Au milieu de tout ce chaos, nous fêtons cette année le centenaire de la naissance de Roland Barthes, qui aimait procéder ainsi, pas à pas, et à chaque pas une récolte qui va être complétée par celle du pas suivant. Et à la fin, ça nous donne quelque chose de très précieux : du sens.
 

Qu’avons-nous aujourd’hui ?

 

Un lépreux – c'est-à-dire d’après le grec – une personne couverte d’écailles, et d’après le livre du Lévitique au chapitre 13 une personne qui doit avoir les vêtements déchirés et les cheveux défaits ; qui doit se couvrir la moustache et qui doit crier : Impur ! Impur ! Pour qu’on l’évite. Et Qui devra, tant qu’il sera « impur », habiter seul, loin du camp.

 

Et nous avons Jésus, ému de compassion. Littéralement pris aux tripes. On parle ici d’entrailles féminines. Cette notion vient de loin, depuis le prophète Jérémie, qui évoque la matrice de Dieu :

 

20 Ephraïm est-il donc pour moi un fils chéri, Un enfant qui fait mes délices ? Car plus je parle de lui, plus encore son souvenir est en moi; Aussi mes entrailles sont émues en sa faveur: J'aurai pitié de lui, dit l'Eternel.-

 

Voici donc la scène : deux hommes, seuls. L’un est seul parce qu’il a été rejeté l’autre est seul, parce qu’il sait qu’il a une mission particulière.

 

Deux hommes, l’un touché dans sa peau, l’autre touché au fond de lui, comme une mère, comme Dieu.

Le premier supplie le second, le second touche le premier – c’est le geste le plus signifiant de ce récit d’action : il le touche- et le guérit, et immédiatement il le menace et comble du comble, le rejette, et si je voulais bien traduire, je dirai il le jette… l’expulse. Oui, un comble, car celui qui était venu vers Jésus était un déjà rejeté, déjà jeté.

On est loin de l’image classique de Jésus – qui d’ailleurs n’apparaît nullement dans les évangiles synoptiques – un Jésus presque passif distribuant de la bonté autour de lui.

Cette réaction violente de Jésus nous dit quelque chose.

Ici, ce qu’on lit c’est ça : Jésus ne semble pas vouloir spécialement guérir les gens. Même s’il possède un don de guérisseur. Mais quelque chose de plus fort que lui : le saisissement de ses entrailles- le pousse à le faire et à faire ce geste qui transgresse la recommandation du Lévitique : toucher cet impur avec des écailles…C’est plus fort que lui, comme si l’écrivain disait qu’il devenait habité par la force matricielle, compassionnelle du Dieu biblique.

Si ça lui arrive, si cette compassion dont on sent bien qu’elle n’est pas de lui-même, le saisit, il ne veut, alors, surtout pas que ça se sache. C’est pourquoi il rejette immédiatement l’ex lépreux, le menace violemment.

Garde-toi de rien dire à personne, mais va te montrer au prêtre

Accomplis le rite de purification prescrit, cela afin de signaler que je ne suis pas un hors la loi, mais surtout : tais-toi.

Mais l’ex lépreux ça lui est bien égal. Il proclame haut et fort.

 

Qu’est ce que ce petit trajet au travers de quelques versets nous aurait-il appris ?

 

Que Jésus a une faille, et que dans cette faille s’est engouffré la compassion de Dieu. C’est une belle faille. Mais lui, c'est-à-dire l’autre part de lui qui n’est pas cette faille, cette ouverture, n’est pas exactement dans la même ligne. On dirait que Jésus n’a pas encore dans ce récit fait le lien entre ce qu’il reçoit et ce qu’il est. Il sait qu’il a une mission puisqu’il s’est levé pour aller l’accomplir. Mais il a encore quelque chose de disjoint. Cette compassion lui tombe dessus, comme une violence, elle s'exprime en lui, comme s'il était autonome.

Mais il se reprend. Il ne faut absolument que les gens apprennent qu’il guérit, parce que sa mission c’est d’enseigner, c’est de former des disciples, c’est de réveiller l’esprit salvifique de la Torah, ce n’est pas de ruiner l’ordre social qui sépare les purs des impurs. Ce n’est pas non plus de devenir lui-même un impur.

Mais il semblerait que le Dieu qui le possède en cet instant précis de sa folle compassion n’a pas le même plan. On dirait même que ce Dieu, matriciel n’a aucun plan. Que de toute façon, pour lui c’est la compassion qui compte.

 

Nous, nous avons pris l’habitude de mélanger Dieu et Jésus. Les prédicateurs, je les entends souvent sauter de Jésus à Dieu dans leur prédication et ça ne leur pose aucun problème. Mais les vieux conciles qui ont encadré du mieux qu’ils ont pu la pensée du phénomène, n’ont pas mélangé, ils ont parlé de double nature, et pas de fusion. Et dans ce récit à condition de l’avoir déployé, nous ressentons, cette lutte, ce combat entre cette générosité presqu’abusive , presqu’aveugle, extrêmement sensitive de Dieu qui passe par des failles, et l’idée que se fait Jésus de sa direction, de sa mission. D’où sa réaction, son emportement.

 

Après avoir mieux saisi le on va dire le problème de Jésus – tellement évident chez Marc, ce qu'on appelle à tort le secret messianique, il est peut-être intéressant de voir pour nous ce que ça peut signifier. Pour nous, humains.

 

Peut-être qu’il s’agirait d’arrêter de nous demander si nous sommes bons, ou pas bons, avec un peu, beaucoup, trop, de compassion. D'arrêter d'essayer de comprendre pourquoi les autres autour de nous peuvent à ce point manquer de compassion. Peut-être que ce sentiment là, de compassion, est totalement étranger, qu’il proviendrait d’un extra ordinaire. Et si cette compassion est si rare, c’est peut-être qu’elle ne surgit qu’au travers d’une faille. Où elle pourrait s’engouffrer et changer une situation. En l’occurrence, une situation d’indifférence – respectueuse, comme dans ce cas du lépreux légitimement maintenu à distance.

Une faille. Une belle faille. Une béance. Qui serait peut être à révéler après une véritable confession personnelle. Ce que la liturgie appelle la confession du péché.

Sans faille. Impossible à Dieu de s’exprimer et Pas de compassion.

 

Après avoir compris comment ce récit sur Jésus nous entraine à découvrir les chemins de la compassion de Dieu, il s’agit maintenant, et pour conclure de poser une belle problématique. Une question, ouverte.

 

Cette menace de Jésus au lépreux : Tais-toi, ne dis rien n’est pas juste le symptôme de son emportement. Elle n’est pas non plus que provisoire. "C’est le début. Jésus ne veut pas tout révéler tout de suite, comme on interprète souvent"

 

Ce qui est proprement stupéfiant c’est que toutes les Églises tentent de faire comme cet ex lépreux. Elles oublient la recommandation de se taire, et elles hurlent, urbi, orbi, sur les places, sur les parvis, sur internet, dans les stades, dans les manifs, partout.

 

Oui, les Églises qui marchent, ce sont celles qui bruissent. Qui font du bruit. Qui proclament ce qu’elles font ou prétendent faire. Et en général d’ailleurs tout ce qui marche, entraînet l'adhésion de la masse c’est ce qui fait du bruit, de l’écho. Et puis le nombre ça fait encore plus de bruit et donc encore plus de monde. Car le nombre attire le nombre.

Ce qui fait du nombre dans ce récit, c’est en effet la proclamation de cet ex lépreux qui conduit Jésus à se retirer dans les lieux déserts.

Nous sommes donc convoqués à devenir subtils. Parce qu’à la fois, on voudrait du monde, mais on ne voudrait pas agir comme cet ex lépreux.

 

Il ne s’agira donc pas de proclamer haut et fort. Mais il s’agirait de faire entrer, en chacun de nous, et dans notre Église, la compassion de Dieu. Cette compassion y entrera par l’ouverture que nous nous serons révélés à nous-mêmes et cette fois, en tant qu’Église. Mais pour ça, il faut prendre un risque. Nous révéler la faille utile. Et cette révélation, cette prise de risque, cette ouverture : c’est la confiance. Quelle plus belle faille que la confiance. Je te fais confiance, sans preuve, c’est une faille énorme. Et moi je crois, que, sans proclamer haut et fort – tout en disant ce que nous faisons, car nous ne sommes pas non plus une société secrète- des personnes trouveront dans les moments que nous vivons, c'est-à-dire bien sûr, nos rites communautaires, du culte, au repas partagé, aux groupes amitiés, nos fêtes, nos rencontres, trouveront, ressentiront la pratique de la compassion : cette compassion n’est pas réservée aux lépreux. Elle est pour tout le monde, cette compassion instinctive de Dieu qui passe dans cette énorme et belle faille qui est notre confiance, autre nom de la foi.

 

Je dirai que la croissance de l’Église, ça ne se fait pas tout seul, mais ça se fait tout seul quand notre faille est révélée, et qu’ensuite elle est nommée et qu’ensuite elle est discrètement et fermement entretenue : la confiance.

AMEN

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