Une rencontre en plein midi

Prédication pour le culte du 15 mars (annulé) par Nicolas Bonnal



Jackson Pollock, Painting (Silver over black, white, yellow and red), 1948 Peinture sur papier marouflé sur toile • 61 × 80 cm • Coll. centre Pompidou, MNAM, Paris • © Bridgeman Images / © Adagp, Paris 2020

Jean 4. 5-26 et 39-42

5 Il arrive près d'une ville de Samarie appelée Sychar. Elle est près du champ que Jacob a donné à son fils Joseph.

6 À cet endroit, il y a le puits de Jacob. Jésus est fatigué par le voyage, et il s'assoit au bord du puits. Il est à peu près midi.

7 Une femme de Samarie vient chercher de l'eau. Jésus lui dit : « Donne-moi à boire. »

8 Ses disciples sont allés à la ville pour acheter à manger.

9 La femme samaritaine dit à Jésus : « Comment ? Toi, un Juif, tu me demandes à boire, à moi, une Samaritaine ? » En effet, les Juifs n'ont pas de contacts avec les Samaritains.

10 Jésus lui répond : « Tu ne connais pas le don de Dieu. Tu ne connais pas celui qui te dit : “Donne-moi à boire.” Sinon, c'est toi qui demanderais à boire, et je te donnerais une eau pleine de vie. »

11 La femme lui dit : « Seigneur, tu n'as rien pour puiser de l'eau, et le puits est profond. Cette eau pleine de vie, où peux-tu la prendre ?

12 Toi, est-ce que tu es plus grand que Jacob, notre ancêtre ? C'est lui qui nous a donné ce puits. Et lui-même, avec ses fils et ses bêtes, il a bu l'eau de ce puits. »

13 Jésus lui répond : « Si quelqu'un boit de cette eau, il aura encore soif.

14 Mais s'il boit l'eau que je lui donnerai, il n'aura plus jamais soif. Au contraire, l'eau que je lui donnerai deviendra en lui une source, et cette source donne la vie avec Dieu pour toujours. »

15 La femme lui dit : « Seigneur, donne-moi cette eau. Alors je n'aurai plus soif, et je n'aurai plus besoin de venir puiser de l'eau ici. »

16 Jésus lui dit : « Va appeler ton mari et reviens ici. »

17 La femme lui répond : « Je n'ai pas de mari. » Jésus lui dit : « Tu as raison de dire : “Je n'ai pas de mari.”

18 En effet, tu as eu cinq maris, et l'homme que tu as maintenant, ce n'est pas ton mari. Tu as dit la vérité. »

19 Alors la femme lui dit : « Seigneur, tu es un prophète, je le vois !

20 Nos ancêtres samaritains ont adoré Dieu sur cette montagne. Et vous, les Juifs, vous dites : “Le lieu où il faut adorer, c'est Jérusalem.” »

21 Jésus lui répond : « Crois-moi, le moment arrive où vous n'irez plus ni sur cette montagne ni à Jérusalem pour adorer le Père.

22 Vous, les Samaritains, vous adorez ce que vous ne connaissez pas. Nous, les Juifs, nous adorons ce que nous connaissons. En effet, le salut que Dieu donne vient des Juifs.

23 Mais le moment arrive, et c'est maintenant, où Dieu donne son Esprit. Alors ceux qui adorent vraiment le Père vont l'adorer avec l'aide de l'Esprit Saint et comme le Fils l'a montré. Oui, le Père cherche des gens qui l'adorent de cette façon. Ils doivent l'adorer avec l'aide de l'Esprit Saint et comme le Fils l'a montré. »

25 La femme dit à Jésus : « Je sais que le Messie va venir, celui qu'on appelle Christ. Quand il viendra, il nous expliquera tout. »

26 Jésus lui répond : « Le Christ, c'est moi qui te parle. »

39 Beaucoup de Samaritains de la ville de Sychar se mettent à croire en Jésus à cause des paroles de la femme. En effet, elle leur a affirmé : « Cet homme m'a dit tout ce que j'ai fait. »

40 Quand les gens arrivent auprès de Jésus, ils lui demandent : « Reste chez nous ! » Et pendant deux jours, Jésus reste là.

41 Alors les Samaritains sont encore plus nombreux à croire en lui, parce que c'est lui-même qui leur parle.

42 Ils disent à la femme : « Maintenant, nous ne croyons plus seulement à cause de ce que tu as dit. Mais nous l'avons entendu nous-mêmes. Et nous le savons : le Sauveur du monde, c'est vraiment lui ! »

 

Dans l’Evangile selon Jean, dès le chapitre 4, voilà Jésus qui sort des sentiers battus, qui s’éloigne de lieux balisés où se déroulent les premières scènes de l’Evangile, Béthanie, lieu de sa rencontre avec Jean, Cana, en Galilée, où il accomplit son premier signe, et Jérusalem, où il chasse les marchands du temple, et a ce difficile entretien avec Nicodème.

Le voilà obligé de passer par la Samarie, cette terre à l’égard de laquelle les Juifs pieux ont tant de prévention, il suffit de lire ce qu’en écrit Matthieu (Mt, 10 – 5), quand Jésus déconseille aux Douze qu’il envoie en mission de passer par des villes des Samaritains. Samarie, c’est l’étranger proche, le presque semblable et pourtant totalement différent, dont on se méfie d’autant plus, le cousin avec lequel on est définitivement brouillé. Les Samaritains ont été, on le sait, exclus de la communauté juive et, n’ayant plus accès au temple de Jérusalem, ils ont édifié leur propre temple sur le mont Garizim, qui est à proximité de l’ancienne Sichem, à laquelle la ville de Sychar, où se passe la scène, fait écho. Sichem, la ville où, comme le raconte la Genèse, le 13ème enfant de Jacob, sa fille Dina, va être violée par le chef de la ville, et terriblement vengée, alors même que les habitants de Sichem étaient en train de se faire circoncire. Le passé pèse lourd.

Mais c’est pourtant avec une Samaritaine, héritière de ce passé, et de plus avec une Samaritaine de mauvaise vie, que se noue cet extraordinaire dialogue autour de la soif et de la façon dont on l’étanche, plein de double sens et d’apparentes incompréhensions, un dialogue où nous-mêmes, nous pouvons étancher notre propre soif de dialogue avec le Christ.

Rien de plus banal, et de plus évocateur, comme point de départ. Un puits, la mitan d’un jour écrasé de soleil, l’heure midi, la chaleur et la soif. Jésus est seul, ses disciples l’ont laissé là pour aller aux provisions dans la ville voisine. Arrive la Samaritaine. Que fait-elle, elle aussi, seule dans la chaleur, à l’heure où personne ne songe à faire une provision d’eau, qui oblige à revenir en portant une lourde cruche ?

Certes, c’est un lieu de sociabilité par excellence, le puits. Mais c’est à l’heure du soir que les femmes sortent pour puiser, nous raconte la Genèse (Gn, 24, 10). C’est à l’heure du soir, alors que la fraîcheur tombe, que le serviteur d’Abraham demande Rebecca, qu’il a rencontrée au bord du puits, pour Isaac, le fils de son maître . C’est autour du puits que Moïse rencontre Cippora, parmi les sept filles de Jéthro venues y remplir les auges pour abreuver les troupeaux (Ex 2, 15-21).

 La Samaritaine n’est pas venue avec ses amies. Elle a choisi l’heure où elle espère ne rencontrer personne. Quant à Jésus, il est tout comme nous le sommes si souvent, il est fatigué et il a soif.

Un homme las, une femme solitaire. Tous deux ont soif. Des soifs différentes, sans doute. Mais pourtant, par extraordinaire, le dialogue se noue entre ces deux improbables protagonistes. Un dialogue qui ressemble plutôt à un jeu des double sens et des ambiguïtés.

Jésus dit qu’il a soif. Il demande à boire : il n’a rien, en effet, pour puiser de l’eau au puits. Et c’est le plus souvent un travail de femme. Rien que de plus naturel que de solliciter cette femme qui s’approche. Pourtant, la femme s’étonne de cette demande : non pas qu’elle pressente déjà le paradoxe qu’il y a à voir Jésus, source de l’eau de la vie, demander à boire. Elle s’étonne seulement, mais c’est déjà beaucoup, du total manque de préjugé de Jésus, qui n’a pas peur de se souiller en demandant à boire à une Samaritaine, forcément impure.

Dans ce premier échange, on parle bien d’eau. Mais déjà, l’accent est mis sur le fait que cette nécessité physiologique que chacun a d’étancher sa soif est, chez Jésus, totalement libérée des préjugés sociaux et religieux. C’est un premier malentendu entre la Samaritaine et Jésus.

Et, c’est dans ce qui suit que Jésus change de registre. Il ne parle plus de l’eau du puits, qu’il voulait boire, mais de l’eau vive que lui seul dispense. Tout à coup, c’est comme si le puits s’asséchait, en comparaison en tout cas avec l’inépuisable source d’eau vive qu’est Jésus. De sorte que la relation entre les deux protagonistes, dit Jésus, devrait s’inverser : si la femme savait qui il est, c’est elle qui lui demanderait à boire.

Avec humour et profondeur, le texte noue alors un second malentendu : cet homme qui se dit capable de donner à boire de l’eau vive, n’a pas de seau ! Comment pourrait-il puiser à ce puits profond. Même Jacob, qui l’a creusé, avait besoin d’un seau ! La femme ne comprend pas l’énigme de cet homme sans seau qui propose de l’eau vive au bord du puits. Pourtant, Jésus a dit « de l’eau vive », il a utilisé une expression qui désigne l’eau courante, de sorte que, même pour qui ne sait pas de quelle eau vive il parle, il doit être clair, s’il veut bien réfléchir, qu’il ne parle pas de l’eau du puits, qui n’est pas l’eau courante d’une rivière ou d’un torrent.

 Le texte est, effectivement, profond et plein d’humour en même temps. Parce qu’en exprimant son incompréhension, la Samaritaine fait intervenir Jacob dans sa conversation avec Jésus. Ce n’est évidemment pas un hasard. On a vu le rôle de Jacob dans l’histoire du lieu. Il peut sembler naturel que la Samaritaine en fasse mention : ne serait-ce que pour rappeler qu’à une époque lointaine, Juifs et Samaritains ont ces racines communes, cette figure tutélaire commune. Mais, nous, lisant cela, nous sentons le caractère proprement théologique du malentendu : la Samaritaine invoque les patriarches du Vieux Testament. Elle en reste là. Elle sait qu’un jour, le Messie tant attendu permettra de tourner cette page du passé. Elle le dira très clairement un peu plus loin.

Mais elle ne voit pas le rapport avec cet homme étrange rencontré à la margelle du puits.

C’est alors que Jésus devient plus clair. L’eau vive dont il parlait à l’instant, et qui ne pouvait être celle du puits, il le dit cette fois-ci très explicitement : c’est une eau qui devient, en qui la boit, « une source jaillissant en vie éternelle ». Qui boit de l’eau du puits aura encore soif. Seul l’eau que donne Jésus désaltère enfin et complètement. Mais Jésus continue à utiliser cette image de l’eau.

Et voilà le troisième malentendu : malgré cette opposition clairement faite par Jésus entre l’eau du puits et l’eau vive que lui-même offre, la Samaritaine comprend sans comprendre. Elle comprend, parce que, soudain, elle a soif de l’eau promise par Jésus. Elle ne comprend pas, parce qu’elle imagine que recevoir cette eau-là va la dispenser de cette fastidieuse corvée d’eau qui s’impose à elle tous les jours, corvée d’autant plus pénible qu’elle doit la subir en solitaire et au pire moment de la journée.

Jésus va, alors, radicalement changer de registre. Et il va soudain montrer à cette Samaritaine qui il est. Il le lui montre en lui disant qui elle est. Mais, attention, non pas en lui imposant ce dévoilement. Lorsque Jésus dit à la femme de revenir avec son mari, rien n’oblige celle-là de répondre avec la totale franchise dont elle fait alors preuve : elle répond qu’elle n’a pas de mari. Elle ne s’en invente pas un alors qu’on comprend immédiatement qu’elle vit avec un homme, et qu’il lui serait sans doute aisé de faire passer, aux yeux de cet étranger qu’est Jésus, cet homme pour son mari.

C’est à partir de ce dévoilement volontaire que Jésus va donner un signe à la Samaritaine, qui va être pour elle infiniment plus clair que ce dialogue entre deux eaux qu’ils viennent d’avoir. Jésus dit à cette femme qu’il sait beaucoup sur elle. Et au lieu d’en être humiliée, la femme va enfin sortir, progressivement, du malentendu : elle reconnaît d’abord en Jésus un prophète. Et elle montre sa confiance à l’égard de ce prophète juif en rappelant sa différence, mais avec une grande humilité. Vous les Juifs, dit-elle, au contraire de nos pères, vous adorez Dieu à Jérusalem.

Et c’est elle qui, maintenant, provoque l’enseignement de Jésus. Celui-ci lui dit, en effet, sans quitter tout à fait l’arrogance du Juif et de l’homme, mais sans s’y arrêter non plus, lui dit que peu importe la montagne ! Qu’on n’adore pas Dieu sur une montagne. Mais qu’on adore le Père en esprit et en vérité. Et que cette heure vient, où les cultes rendus dans les temples sur des montagnes concurrentes perdent toute signification, tout intérêt. L’heure vient où seuls comptent l’esprit et la vérité.

La Samaritaine a donné l’exemple de la vérité. Elle s’est présentée telle qu’elle était, et c’est bien d’avoir été reconnue pour ce qu’elle était qui lui a permis, enfin, de reconnaître Jésus.

Elle l’a appelé prophète. Et l’entendant annoncer l’heure de l’esprit et de la vérité, c’est encore elle qui, comprenant tout, maintenant, à toute allure, saisit immédiatement de quoi parle Jésus. « Je sais qu’un Messie doit venir – celui qu’on appelle Christ. Lorsqu’il viendra, il nous annoncera toutes choses. » C’est elle, la Samaritaine, qui soudain lit entre les lignes, elle qui laisse soudain de côté les allusions au passé des patriarches, et aux oppositions stériles du passé, pour affirmer l’espérance du Royaume.

C’est elle qui permet alors à Jésus de se dévoiler encore. Comme il l’a fait, depuis le début de l’Evangile de Jean, devant Jean le Baptiste, comme il l’a fait devant Simon-Pierre, puis devant Nathanaël, et comme il l’a fait, par des signes, à Cana puis à Jérusalem, Jésus dit simplement à la Samaritaine : « je le suis, moi qui te parle ».

Cet entretien a trouvé sa conclusion. Au contraire de celui que nous raconte le chapitre trois qui précède, l’entretien avec Nicodème. Le contraste est saisissant : un notable juif, qui vient de nuit et en secret rencontrer Jésus. Il a soif, lui aussi. Mais il ne comprend rien. Jésus ne parle pas d’eau vive, mais de nouvelle naissance, et Nicodème n’imagine pas que l’homme puisse à nouveau sortir du ventre de sa mère. Au contraire de la Samaritaine, qui passe aussi par une incompréhension première, Nicodème ne dépassera pas ce blocage. Et il ne sort rien de sa rencontre avec Jésus.

La rencontre entre Jésus et la Samaritaine s’est déroulée au grand jour, en plein midi. La Samaritaine ne se cache pas, elle se montre telle qu’elle est. Si elle ne comprend pas, elle le dit, elle provoque, elle fait avancer Jésus. Et cet effort n’est pas vain. De malentendu en malentendu, Jésus et elle cheminent vers la compréhension mutuelle.

Je le disais tout à l’heure, mais il est temps de le redire. La Samaritaine pourrait bien être, pour nous, un guide, un exemple, de ce dialogue exigeant que nous pouvons avoir avec le Christ. Ne nous adressons pas à Jésus masqués, prudents, nuitamment, comme Nicodème. Mais en plein jour, et en nous montrant tels que nous sommes, comme la Samaritaine. Ne nous laissons pas décourager par les silences, ou par les réponses que nous ne comprenons pas. Prenons à bras le corps les malentendus, essayons de les résoudre, soyons à l’écoute, comme elle l’est, à temps et à contretemps, pendant cet échange.

Et n’oublions pas qu’en face de nous, le Christ a soif aussi. Il a soif que nous le comprenions vraiment, il a soif que nous nous abreuvions à la source d’eau vive qu’il nous offre. Ce n’est plus sous le soleil brûlant du puits de Sychar en plein midi qu’il nous attend, qu’il nous demande à boire pour mieux nous désaltérer. À nous de lui offrir à boire, puis de le reconnaître, et de boire à la source de vie.

Et peut-être cette rencontre aboutira pour nous aussi à ce que nous raconte la fin de notre texte : « Beaucoup de Samaritains de cette ville avaient cru en lui à cause de la parole de cette femme... Aussi, lorsqu’ils furent arrivés près de lui, les Samaritains le prièrent de demeurer parmi eux. Et il y demeura deux jours. »

Que le Seigneur de la rencontre reste avec nous, et demeure parmi nous.

 

Amen.

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