Une sororité

Par Nicolas Bonnal



Luc, 1 39-45 Temple de Port-Royal, 19 décembre 2021

 

Michée 5, 1-4

 

1. Et toi, Bethléem Ephrata, trop petite pour compter parmi les clans de Juda,

de toi sortira pour moi celui qui doit gouverner Israël.

Ses origines remontent à l’antiquité, aux jours d’autrefois.

2. C’est pourquoi, Dieu les abandonnera jusqu’aux temps où enfantera celle qui doit enfanter.

Alors ce qui subsistera de ses frères rejoindra les fils d’Israël.

3. Il se tiendra debout et fera paître son troupeau par la puissance du Seigneur,

par la majesté du Nom du Seigneur son Dieu.

Ils s’installeront, car il sera grand, jusqu’aux confins de la terre.

4. Lui-même, il sera la paix.

Au cas où Assour entrerait sur notre terre et foulerait nos palais, nous dresserons contre lui sept bergers, huit princes humains.

 

Hébreux 10, 5-10

 

5. Aussi, en entrant dans le monde, le Christ dit :

De sacrifice et d’offrande, tu n’as pas voulu,

mais tu m’as façonné un corps.

6. Holocaustes et sacrifices pour le péché ne t’ont pas plu.

7. Alors j’ai dit : Me voici, car c’est bien de moi qu’il est écrit dans le rouleau du livre : Je suis venu, ô Dieu, pour faire ta volonté.

8. Il déclare tout d’abord :

Sacrifices, offrandes, holocaustes, sacrifices pour le péché,

tu n’en as pas voulu, ils ne t’ont pas plu.

Il s’agit là, notons-le, des offrandes prescrites par la loi.

9. Il dit alors : Voici, je suis venu pour faire ta volonté.

Il supprime le premier culte pour établir le second.

10. C’est dans cette volonté que nous avons été sanctifiés par l’offrande du corps de Jésus-Christ, faite une fois pour toute.

 

Luc 1, 39-45

 

39. En ce temps-là, Marie partit en hâte pour se rendre dans haut pays, dans une ville de Juda.

40. Elle entra dans la maison de Zacharie et salua Élisabeth.

41. Or, lorsqu’Élisabeth entendit la salutation de Marie, l’enfant bondit en son sein et Élisabeth fut remplie du Saint Esprit.

42. Elle poussa un grand cri et dit :

« Tu es bénie plus que toutes les femmes, béni aussi est le fruit de son sein ! 43. Comment m’est-il donné que vienne à moi la mère de mon Seigneur ?

44. Car lorsque ta salutation a retenti à mes oreilles, voici que l’enfant a bondi d’allégresse en mon sein.

45. Bienheureuse celle qui a cru : ce qui lui a été dit de la part du Seigneur s’accomplira ! »

 

La quatrième bougie de notre couronne de l’Avent est allumée. Alors que les jours continuent de raccourcir, que la nuit se fait de plus en plus longue et profonde, voilà que, depuis quatre dimanches, contre les éléments, contre l’univers entier, contre vents et marées, contre toute logique, nous voulons résolument voir la lumière croître semaine après semaine.

 

Voici donc que la lumière qui renaît à Noël se rapproche à grand pas. Mais l’Avent, nous y sommes encore. C’est dire que nous sommes invités à vivre, selon le sens donné à ce temps liturgique, dans une triple attente. L’attente du peuple juif de la venue du messie qu’annoncent les prophètes. Mais aussi l’attente de l’accueil du règne du Christ dans nos vies aujourd’hui. Et enfin, l’attente de l’avènement du Christ parmi les hommes à la fin des temps.

 

C’est bien cette triple attente que nous font vivre les trois textes qui nous ont été lus.

 

C’est le passage du livre du prophète Michée qui permettra aux prêtres et aux scribes de renseigner Hérode, alerté par les mages, sur le lieu de la naissance attendue du roi des Juifs, comme nous le raconte Matthieu. Mais ne mélangeons pas tout : ce texte espère, annonce, on l’a entendu, un chef capable de délivrer le peuple des Assyriens, au cas où ceux-ci entreraient en terre d’Israël. C’est un texte bien ancré, donc, dans le VIIIème et le VIIème siècles avant Jésus-Christ, l’époque où Michée vit et écrit, qui voit le royaume d’Israël, au nord, tomber entre les mains des Assyriens, et les mêmes Assyriens dévaster le royaume de Juda, au sud.

 

Ce détournement des textes des anciens prophètes, pour en faire les annonciateurs de la venue du Christ, ne concerne pas seulement Michée. La grande lumière que voit le peuple qui marche dans les ténèbres, et l’enfant qui est né, le fils qui nous est donné, qu’annonce Esaïe (chapitre 9), pendant bien longtemps, les lecteurs de l’Ancien testament l’ont assimilé à Cyrus, le roi des Mèdes et des Perses, qui, mettant à néant la puissance assyrienne, a permis le retour d’exil du peuple d’Israël.

 

Pourtant, même s’ils ont nourri bien des malentendus et suscité la déception de ceux qui espéraient un nouveau libérateur, des nouveaux occupants romains, ayant remplacé les Assyriens, ces textes font écho en nous. Et cet enfant qui est né, ce fils qui nous est donné, et qui va naître à Bethléem, ce ne peut plus être, pour nous, comme pour les rédacteurs des Évangiles, qui ont immédiatement interprété ainsi ces textes, en leur donnant un sens nouveau, que le fils de Marie et de Joseph.

 

Mais avant d’évoquer le voyage de Marie chez Élisabeth, que nous raconte Luc, il nous faut prendre à bras-le-corps le texte de l’épitre aux Hébreux. De ce livre étrange et difficile, dont nous ne savons pas grand-chose. Au point que nous en ignorons l’auteur, même s’il a été longtemps attribué à l’apôtre Paul. Et qui, je dois l’avouer, ne me parle pas beaucoup, tant j’ai du mal à entrer dans cette façon de présenter Jésus en grand-prêtre.

 

Il nous entraîne bien loin de l’enfant Jésus. Lorsque le Christ qu’il nous décrit entre dans le monde, il ne vagit pas comme l’enfant de la crèche. Il s’annonce solennellement comme celui qui supprime le premier culte, pour en établir un second. Le seul culte qui plaise à Dieu. Le premier culte, c’était celui des sacrifices, des offrandes prescrites par la loi. De tout cela, même s’il l’avait demandé, en confiant sa loi à Moïse, Dieu n’a plus voulu. Le Christ de l’épitre aux Hébreux cite les Psaumes (Ps 40, 7-9), dans le passage que nous avons lu, et ce second culte qu’il instaure passe par son sacrifice à lui, l’offrande ce son corps, faite une fois pour toute.

 

Le Christ de l’épitre aux Hébreux dit, comme le psalmiste, « Tu m’as donné un corps (même si ce n’est pas la traduction généralement retenue) », et encore, « Je veux faire ce qui te plait ». Mais, pour l’auteur inconnu de l’épitre, la volonté de Dieu, c’est le sacrifice de ce corps (c’est-à-dire, l’anéantissement de tout l’être). C’est ainsi qu’il annonce la Croix, mais avec la Croix, la Résurrection, et avec la Résurrection, la double assurance que le Christ est déjà avec nous, et qu’il reviendra.

 

Même si notre liturgie, en plaçant l’Avent avant Noël, insiste sur l’attente d’une naissance, le sens principal de cette période, c’est bien l’attente de cet avènement à venir du Règne de Dieu, symbolisé par le retour attendu du Christ.

 

A lire l’épitre aux Hébreux, nous ne sommes pas très différents des habitants d’Israël ou de Juda qui, au VIIIème siècle, attendaient un Messie qui les délivreraient des Assyriens. Ce n’est certes pas d’un envahisseur étranger que nous attendons d’être délivré (ici en France du moins), mais de délivrance, nous avons grand besoin néanmoins, quand on regarde l’état de notre monde.

 

Pourtant, tout a changé.

 

C’est l’Évangile qui nous le dit. Venons-en à ce texte de Luc, il est grand temps. Ce texte qui se situe dans l’attente d’une naissance, de cette naissance que nous avons choisi de fêter à Noël, au cœur de l’hiver, au moment où les jours vont rallonger, pour nous inscrire dans l’image de la lumière qui se lève sur le peuple qui marchait dans l’ombre de la nuit, qui nous vient du prophète Esaïe.

 

En ce dernier dimanche de l’Avent, vous l’avez remarqué, tout se précipite : et d’abord Marie, qui part en grande hâte, pour visiter sa cousine Élisabeth. Pourquoi Élisabeth ? Parce que l’ange qui lui a annoncé qu’elle va être enceinte, et à qui elle a demandé comment c’était possible, lui a répondu que « rien n’est impossible à Dieu », et pour le lui prouver, lui a annoncé la grossesse d’Élisabeth, tout aussi improbable que la sienne, mais pour d’autres raisons, liées à la stérilité de celle-ci, et à son âge.

 

Et pourquoi cette hâte, comme s’il fallait à Marie partager, de toute urgence, avec Élisabeth. Pourtant, il semble que ce n’est pas un petit voyage dans lequel elle s’engage : de Nazareth, dans la lointaine Galilée, à la Judée où habitent Élisabeth et Zacharie, il y a plusieurs jours de marche, et c’est une aventure bien inhabituelle, surtout pour une jeune fille qui, à peine mariée, part sans son mari.

 

Pourquoi donc ce voyage, alors ? Pour se faire confirmer l’annonce de l’ange ? Comme si elle en doutait ?

 

Je suis mal placé, en tant qu’homme, pour parler de la sororité de ces deux femmes enceintes. Mais c’est pourtant elle qui me frappe. Voilà deux femmes dont la grossesse s’inscrit dans le plan de Dieu, un plan tout entier centré sur leurs enfants à naître, deux garçons, comme par hasard. Luc nous explique tout et tout de suite.

 

Le fils d’Élisabeth aura pour mission de former un peuple préparé (Luc 1, 17), celui de Marie de régner pour toujours sur la famille de Jacob, dans un règne qui n’aura pas de fin (Luc 1, 33). Et le futur Jean le Baptiste, lui aussi, se rangera sous la bannière du prophète Esaïe, en s’assimilant à la voix qui crie dans le désert « Préparez le chemin du Seigneur » (Luc 3, 4).

 

Le fils d’Élisabeth a pour mission de préparer le ministère du fils de Marie. Mais jamais dans l’Évangile de Luc, ces deux hommes ne se rencontreront à nouveau, après s’être rencontrés dans notre texte, chacun dans le ventre de sa mère : Jean est déjà en prison (Luc 3, 20) lorsque l’évangéliste nous dit de Jésus qu’il était baptisé, lui aussi, sans nous dire quand, par qui et comment.

 

Sans rien savoir de tout cela, Marie sait que son destin de mère est lié à celui d’Élisabeth. Et à la hâte que Marie met à se rendre chez sa cousine, celle-ci répond par l’enthousiasme d’un grand cri. A lire le texte, on doit comprendre que ce n’est pas elle qui a reconnu la mère de son Seigneur, mais l’enfant qu’elle porte en elle, qui « bondit en son sein ».

 

Pourtant, c’est bien Élisabeth qui est alors remplie de l’Esprit Saint, et qui sait donner un sens théologique au coup de pied de son enfant qu’elle vient de recevoir, et elle le fait de la façon la plus solennelle qui soit. Elle, la plus âgée des deux, à qui sa jeune parente doit respect et déférence, elle prononce cette parole de bénédiction qui nourrit la prière majeure de nos frères catholiques.

 

Puis, elle ajoute, avec un infini respect, une totale humilité : « Comment m’est-il donné que vienne à moi la mère de mon Seigneur ? ». Il faut sans aucun doute à Marie cette solennité, cette bénédiction forte et simple de sa cousine Élisabeth, pour qu’elle-même puisse prononcer, comme elle le fait dans les versets qui suivent, le magnifique et révolutionnaire acte de foi qu’est le Magnificat.

 

Alors, non, ces deux femmes ne sont pas les mères porteuses du plan de Dieu, si vous me pardonnez cette expression. Elles en sont des actrices non seulement consentantes, mais volontaires. Elles se soutiennent, elles se reconnaissent l’une l’autre, à un moment où le mari de l’une, le vieux Zacharie, est muet, et où le mari de l’autre, Joseph, est absent.

 

Elles portent chacune son enfant, comme on accomplit la volonté de Dieu, mais je veux croire aussi que ces enfants ne sont devenus ce qu’ils ont été que parce que leurs mères ne se sont pas contentées de les mettre au monde, mais leur ont donné l’exemple de la foi et de l’engagement.

 

C’est bien l’attente d’un accouchement qui constitue cette troisième attente de l’Avent, qui éclipse toutes les autres. Une histoire de femmes, loin des histoires de batailles et de défaites qui nourrissaient l’attente du Messie chez les Juifs du siècle de Michée et d’Esaïe, loin des savantes constructions théologiques que nous livre l’épitre aux Hébreux, pour légitimes que soit les premières, et utiles que soient les secondes.

 

Une histoire d’humanité, bien réelle et concrète, vécue par des femmes courageuses et solidaires, une histoire d’enfants qu’on attend et qui vont changer notre vie, comme tous les enfants qui naissent changent la vie de ceux à qui ils adviennent.

 

Voilà ce que nous attendons avec Marie et Élisabeth.

 

Amen !

 

 

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