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Les protestants des 13e et 5e arrondissements de Paris. Temple de Port Royal & Maison Fraternelle

« Vois-tu d'un mauvais œil que je sois bon ? »

Prédication par Claire Gruson, du 20 septembre 2020



Gao Jianfu  Fleurs, Melon, Poissons et Insectes
Gao Jianfu Fleurs, Melon, Poissons et Insectes

Matthieu 20, 1 à 16

 

« Vois-tu d'un mauvais œil que je sois bon ? »

 

 

Cette parabole dite des ouvriers de la onzième heure ou encore « des ouvriers embauchés à différentes heures » est, je crois, bien connue. Elle est notamment célèbre parce qu'elle s'achève sur un principe devenu proverbial en usage ironiquement dans les files d'attente, lorsque quelqu'un resquille : « ainsi les derniers seront les premiers et les premiers seront les derniers ». Cette parabole est si connue qu'on en trouve même une brève interprétation dans le Dictionnaire Robert, lorsque l'on cherche l'article « onzième » : « parabole exprimant la charité divine à l'égard de ceux qui viennent tardivement à la foi ».

 

Cependant on est tenté de la lire avec le projet d'être attentif à son étrangeté et de se laisser surprendre. Cf. Matthieu 13 : Avez-vous compris tout cela ? Demande Jésus à ses disciples. Et il ajoute : « Tout scribe instruit de ce qui regarde les royaume des cieux est semblable à un maître de maison qui tire de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes. »

 

Le déroulé de ce récit, avec les échos immédiats qu'il peut faire naître dans notre cerveau.

Suivons étape par étape cette histoire que l'on trouve uniquement dans l'Evangile de Matthieu. Ce récit assez long suit la chronologie de toute une journée de travail (à moins qu'elle ne s'attache à raconter l'histoire de l'humanité?). C'est une parabole tirée de la vie sociale dans un contexte familier des premiers lecteurs de cet évangile, comme des lecteurs d'aujourd'hui en cette période de vendange : l'embauche d'ouvriers journaliers par le propriétaire d'un vignoble. L'abondance de la récolte ne semble pas avoir été prévue par le propriétaire. Elle requiert plusieurs embauches, au fil de la journée. Le récit est ponctué par la même scène répétitive : le maître sort, voit des ouvriers inoccupés et les envoie vers sa vigne avec une promesse : celle d'un salaire tout d'abord (un denier) puis celle du don de « ce qui sera juste ». A la fin de la journée, tous ont reçu le même salaire

L'histoire s'achève par un dialogue conflictuel qui concerne le juste salaire. Aux ouvriers de la 1ère heure qui s'estiment lésés parce que le même salaire a été donné à tout le monde, le maître répond : par trois remarques au délégué

  • je ne t'ai pas fait de tort : c'était notre contrat.

  • J'ai le droit de disposer de mes biens comme je l'entends

  • Et cette interpellation forte : « ou vois-tu d'un mauvais œil que je sois bon ? »

 

Une histoire d'injustice et d'arbitraire ? D'emblée, cette histoire peut choquer : nous savons presque sûrement qu'elle aurait dû se dérouler autrement, que son dénouement n'est pas « juste » au sens où nous l'entendons habituellement. Comment admettre que ceux qui ont le plus travaillé, qui ont subi (comme le précise le texte) la longueur et la chaleur du jour soient rétribués comme les derniers arrivés ? Le lecteur d'aujourd'hui pourrait renchérir : que fait le maître de ces maximes bien connues « A travail égal salaire égal ? » ou «  A chacun selon son mérite » ? En outre, les données du récit semblent mettre en scène un rapport de forces où le bon vouloir du riche propriétaire est déterminant avec tout ce qu'il comporte d'arbitraire ; le maître, étranger aux conventions collectives et aux négociations salariales, fait ce qu'il veut et le revendique : « ne m'est-il pas permis de faire de mes biens ce que je veux ? » Bref nous sommes tentés de partager l'indignation des ouvriers de la 1ère heure. Nous sommes tentés de réagir à partir de nos jugements de valeur, de notre solide connaissance du bien et du mal, du juste et de l'injuste (de ce qu'on appelle aujourd'hui souvent les « repères »). Comment le maître (Dieu) peut-il se prêter à un tel jeu ? Quelles sont les situations que cette parabole peut évoquer ? Essayons diverses interprétations :

Tout d'abord, voici ce que nous enseignent les éxégètes de cet évangile : Matthieu écrit à une époque où doivent coexister les représentants de la tradition juive et de nouvelles communautés. Il écrit à la croisée des chemins entre tradition juive et christianisme naissant. C'est à la complexité de cette coexistence que fait référence ce texte. Tous ont une place dans le Royaume.

On peut se sentir concernés aujourd'hui par cette parabole en songeant à toutes sortes de situations de coexistence difficile où se pose la question de la place laissée à l'autre en fonction de ses origines, de sa place dans la société, de son âge...Dans le 2ème commandement, « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » « aimer » ne signifie-t-il pas « faire une place» ? Quelle place envisage-t-on pour l'Autre dans le royaume ?

 

Dès lors, on peut imaginer des situations où doivent coexister l'ancien et le nouveau :

  • les anciens et les nouveaux dans l'église. Les protestants de souche et ceux qui découvrent la Bible.

  • La succession des générations : jeunes et vieux dans un contexte de profonde transformation de la société, confrontés aux nouvelles technologies et aux bouleversements climatiques.

     

Cette journée de travail à la vigne peut d'ailleurs évoquer le déroulement de l'histoire humaine avec le passage d'une génération à une autre. Quelle place va-t-on laisser au dernier né, dont la venue renouvelle le monde. A-t-il autant de poids que l'ancêtre, n'a-t-il pas autant à nous apprendre que le plus âgé ?

 

Ce texte peut aussi se lire avec sa dimension politique de dénonciation des inégalités abyssales qui existent dans notre monde. Rien ne justifie les gigantesques inégalités de revenus dont notre système s'accommode. Le maître de la parabole met tout le monde sur un pied d'égalité. Chacun, dans cette journée, a du travail et reçoit ce qui lui est nécessaire, sans excès. Chacun reçoit un salaire non selon son mérite mais selon son besoin. Cette dimension subversive de la parabole est possible.

 

Maintenant, essayons de faire un choix personnel. Quelle place nous proposons – nous d'occuper dans cette histoire ?

 

Auxquels de ces personnages sommes-nous tentés de nous identifier ? Est-ce aux ouvriers de la première heure ? Aux anciens méritants, qui accumulent au cours de leur journée (ou de leur vie?) sagesse et expériences, au prix d'épreuves certaines ? C 'est assez tentant. Mais il faut alors assumer l'idée que, ce faisant, nous contestons l'image du Dieu biblique de la grâce, dont l'amour concerne tous les hommes.

Est-ce aux ouvriers de la onzième heure que nous pourrions nous identifier ? Ceux qui ont attendu inactifs que le temps passe et que l'on vienne les chercher ? Le dialogue du maître avec ces ouvriers mérite d'être retenu : « Pourquoi vous tenez-vous ici toute la journée sans rien faire? Ils lui répondirent : C'est que personne ne nous a embauchés. » Si on hasarde une traduction un peu triviale, on pourrait dire que ceux-là ne viennent pas au culte. Leur indifférence passive n'est pas très attirante. Mais avons-nous su, nous les « anciens », non seulement les accueillir amicalement mais aussi et surtout leur annoncer le Dieu biblique de la grâce ? Si l'on n'a pas exprimé quelque chose de la grâce, si l'on est resté entre soi, c'est normal qu'ils restent là sans rien faire.

 

Dans un cas comme dans l'autre, ouvriers de la première ou de la onzième heure, le processus d'identification ne va pas de soi. Aux uns, on peut reprocher la faiblesse de leur message, aux autres leur indifférence passive. A aucun moment, un modèle d'humanité ne se propose clairement au lecteur aux prises avec ce conflit de prétendants : J'étais là le premier ou ôte – toi de là que je m'y mette. Quelque chose reste en travers de notre cheminement...Comment avancer ?

 

C'est là qu'interviennent judicieusement les concepteurs de la liste quotidienne de lectures bibliques. A côté de cette parabole, ils ont placé ce texte d'Esaïe 55 qui a été lu tout à l'heure :

 

« Cherchez l'Eternel Pendant qu'il se trouve ; Invoquez-le, Tandis qu'il est près. Que le méchant abandonne sa voie, et l'homme de rien ses pensées ; Qu'il retourne à l'Eternel, qui aura compassion de lui, A notre Dieu, qui pardonne abondamment.

Car mes pensées ne sont pas vos pensées, Et vos voies ne sont pas mes voies. »

 

[D'ailleurs, si l'on interroge le contexte de ce chapitre 20 de Matthieu, on voit que cette question

« quelle sera ma place dans le Royaume » est fréquemment posée et qu'elle suscite des réponses déconcertantes par leur diversité : ainsi, aux disciples qui l'interrogent, Jésus répond : « vous qui m'avez suivi, vous serez assis sur douze trônes, et vous jugerez les douze tribus d'Israël ». Mais plus loin, lorsque la mère des fils de Zébédée demande que Jésus ordonne que ses deux fils soient assis l'un à sa droite, l'autre à sa gauche dans le royaume, il lui répond « vous ne savez ce que vous me demandez ».]

 

 

C'est vrai, nous avons du mal à comprendre simplement le message évangélique, à nous situer dans cette réflexion éthique qui est proposée de manière déconcertante par la parabole de Matthieu.

C'est que la Bible n'est pas un manuel de morale, une réserve de principes simples qu'il suffirait d'appliquer mécaniquement, en suivant une logique comptable. Le théologien Dietrich Bonhoeffer fait écho au texte d'Esaïe et le dit fermement au début de son Ethique : « Le but de toute réflexion éthique semble être la connaissance du bien et du mal. La première tâche de l'éthique chrétienne consiste à abolir cette connaissance. » Et il écrit ailleurs : « L'homme sage connaît la réceptivité limitée de la réalité pour les principes, car il sait que la réalité n'est pas construite sur des principes, mais qu'elle s'appuie sur le Dieu vivant créateur. »1

 

Cette parabole nous invite sans doute à prendre nos distances à l'égard d'une morale de la rétribution fondée sur le donnant donnant. A ceux qui ont travaillé sera donné plus qu'à ceux qui n'ont rien fait.

Ce récit invite à l'analogie. Il évoque d'autres textes bibliques : le livre de Job par exemple ou l'histoire de Jonas. Job perd tout, bien qu'il ait été « juste ». Et il interroge : « en quoi ai-je failli ? » Ses amis raisonnent en terme de morale de rétribution : si tu as tout perdu, c'est sans doute que tu as fait quelque chose de mal. La longue réponse de Dieu « Qui est celui qui obscurcit mes desseins par des propos dénués de connaissance ? » interdit à l'homme de s'approprier Dieu par une logique rigide.

L'histoire de Jonas  est celle d'un appel de Dieu à la vie ; cet appel s'adresse à tous les êtres : au prophète juif tombé au fond de l'abîme comme aux païens de Ninive, ennemis jurés d'Israël, à l'humanité toute entière.

 

Laissons nous surprendre par le Dieu biblique et par cette interpellation « Ou vois-tu d'un mauvais œil que je sois bon ? ». Dans cette question finale de la parabole, le mot bon est celui qu'utilise Dieu dans la Genèse, lors de la création « et Dieu vit que cela était bon ». Bon signifie vital, qui donne la vie. La grâce du maître qui donne à chaque ouvrier ce qui est juste, c'est la volonté de Dieu de sauver l'humanité tout entière.

 

Ce que je garde de cette étrange parabole, ce matin ? Pas de principe donc, pas de leçon de morale, pas d'appropriation de la volonté de Dieu mais une disponibilité à écouter des histoires déconcertantes mais fertiles, à nous laisser surprendre par elles : peut-être nous aideront elles à parler de ce mot « grâce » au nouveau venu.

 

 

 

1 Dietrich Bonhoeffer, Résistance et Soumission, p. 27, note 5, Ed. Labor et Fides 2006

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